Voix de guerre #44, Refat Tchoubarov : « Nous devons condamner les crimes du communisme »

Voix de guerre #44, Refat Tchoubarov : « Nous devons condamner les crimes du communisme »

Entretien avec le leader des Tatars de Crimée.

Le Groupe de défense des droits humains de Kharkiv (GDHK) a rencontré Refat Tchoubarov en mai 2024, à l’occasion du 80e anniversaire de la déportation de ce peuple autochtone de Crimée. Depuis, la Cour européenne des droits de l’homme a annoncé un arrêt défavorable à la Russie, estimant que l’occupation illégale de la Crimée, qui a débuté le 27 février 2014, s’accompagne d’une oppression systémique de la liberté et de violations des droits humains.

Nous avons discuté avec le dirigeant du Mejlis [Assemblée des Tatars de Crimée] des déportations d’hier et d’aujourd’hui, de la raison pour laquelle on parle davantage de l’islam radical que du mouvement des Tatars de Crimée, et du fait que la paix en Europe ne pourra advenir qu’au prix de l’effondrement de la Russie.


Il est évident que des Tatars de Crimée meurent eux aussi dans cette guerre, comme d’autres militaires ukrainiens. Que représentent ces pertes pour le peuple tatar de Crimée ?

Pour nous, c’est une perte colossale. C’est une douleur incroyable. Surtout lorsque nous enterrons des soldats sans pouvoir prononcer leur nom de famille pour leur exprimer nos condoléances. Beaucoup ont remarqué que dans nos communiqués, nous utilisons seulement leurs surnoms de guerre. Cela signifie que leurs proches se trouvent en Crimée occupée et que ce faisant, nous essayons de les protéger. Ce n’est qu’au cours du rite funéraire, lors de la lecture de la prière, que l’imam doit prononcer le nom du mort et celui de son père, conformément à nos traditions. Nous demandons à toutes les personnes présentes d’écouter, puis d’oublier.

« En tant qu’historien, je constate un cercle d’agression et de haine constantes de la part de la Russie à notre égard depuis le XVIIIe siècle ». Photo : Serhiy Okounev / GDHK

Outre les dizaines de Tatars de Crimée que nous avons déjà enterrés ici en Ukraine continentale, il y a ceux que nous ne pouvons pas retrouver parce qu’ils sont portés disparus. Autrement dit, leurs frères n’ont pas pu évacuer leurs corps. Nous savons comment et où ils sont morts, mais il n’y a pas de corps.

Cela doit être très difficile pour une famille de ne même pas pouvoir parler ouvertement du fait que leur parent, leur fils ou leur père est mort à la guerre.

Le dernier cas en date remonte à 2 ou 3 mois, lors d’une opération bien connue menée dans des régions de Russie limitrophes du territoire ukrainien. Un soldat originaire de Crimée y a trouvé la mort, tué par l’explosion d’une bombe aérienne guidée très puissante. Ses frères d’armes ont retrouvé sa dépouille, et maintenant sa mère, qui est venue à Kyiv [depuis la Crimée] en passant par des pays tiers, fait des tests ADN pour enterrer ce qu’il reste de son fils. Je partage cette terrible douleur que ressentent les parents, même si ce n’est rien comparé à ce qu’ils doivent eux-mêmes endurer. Les parents des soldats tatars de Crimée appartiennent à la génération née juste après la déportation, dans les années 50 et 60. Ils sont nés en exil, ont eu des enfants, ont choisi de revenir en Crimée, ont élevé leurs enfants ici, en Ukraine, et de nouveau, les Russes sont venus les tuer. Et ils continuent de les tuer.

© Serhiy Okounev / GDHK

En tant qu’historien, lorsque je réfléchis à ces cas, je vois immédiatement ce cercle d’agression et de haine constantes de la Russie à notre égard. Et non seulement je le vois, mais je connais les chiffres, je connais les pertes que notre peuple a subies depuis la fin du XVIIIe siècle. Et c’est pourquoi aujourd’hui nous avons une diaspora plus nombreuse que le peuple vivant sur sa propre terre. Tout cela vient de la politique russe.

Certaines personnes en Ukraine affirment que la guerre avec la Russie n’a jamais cessé, que c’est un processus qui dure depuis 30, 100, 300 ans.

Il s’agit toujours de la même chose : la destruction. Il semblait que Staline avait enfin réussi à atteindre l’objectif qui avait été fixé sous l’Empire [russe] : nettoyer la Crimée de ses habitants natifs et la rendre enfin, comme on disait à l’époque de Catherine II, « russe dans le style et l’esprit ».

La première chose qu’ils ont faite, dès les premières années, a été de changer tous les noms de lieux, ceux de toutes les localités, à l’exception de quelques-unes, comme Bakhtchissaraï et Yalta. Ces derniers ont fait l’objet de discussions, mais elles n’ont pas abouti. De même pour Djankoï, parce qu’il s’agissait d’un carrefour ferroviaire important et certains avaient fait valoir que son exploitation serait rendue très difficile si on changeait de nom. Ils ont changé plus de 1 460 noms au cours des quatre années qui ont suivi notre expulsion et ont rasé tous les cimetières.

Avons-nous besoin d’un tribunal pour les crimes du communisme ?

Absolument. Même si les auteurs de ces crimes de masse ne sont plus en vie, nous n’avons pas fait au communisme ce que nous avons fait au fascisme. L’une des raisons pour lesquelles l’État ukrainien a eu tant de mal à se défaire de son passé soviétique et n’a jamais pu y parvenir est qu’alors même que notre pays avait évolué vers la démocratie et le multipartisme, l’une des forces les plus virulentes était le parti communiste 

Je me souviens qu’après 1998, je me suis rendu pour la première fois à la Verkhovna Rada d’Ukraine. Lorsque le président de la Verkhovna Rada a rappelé qu’on était le 18 mai et a présenté ses condoléances à l’occasion de ce jour anniversaire de la déportation du peuple tatar de Crimée, Petro Symonenko, ancien député et chef de la faction communiste, a demandé à prendre la parole. Du haut de la tribune, il a déclaré (je le cite presque mot pour mot) que les Tatars de Crimée devraient être reconnaissants à Staline de les avoir déportés. Car s’il ne l’avait pas fait, les soldats de première ligne revenant de la guerre auraient perpétré un massacre parmi les Tatars de Crimée, parce qu’ils avaient tous aidé les Allemands.

© Serhiy Okounev / GDHK

Et là, il ne s’est rien passé ! On ne m’a pas laissé m’approcher de lui, mais personne d’autre que moi n’a essayé de le faire. En d’autres termes, tout le monde a avalé cela et maintenant, non seulement les Tatars de Crimée sont des fascistes, mais, dans l’esprit de Moscou et de toute la Russie, c’est toute la nation ukrainienne qui est fasciste. Cette diabolisation qui nous réduit au fascisme est nécessaire pour nous détruire. Et cet avorton, qui a dit ça du haut de la tribune ce jour-là, est aujourd’hui à Moscou où il est l’adjoint de Ziouganov, le chef des communistes russes. Ce que je veux dire, c’est que tout doit être fait en temps voulu. Sinon, il y a des problèmes et l’histoire se répète.

Mais mieux vaut tard que jamais ?

Bien sûr. Nous devons condamner cette idéologie qui a conduit à la mort de millions de personnes, l’idéologie communiste. Afin que personne ne puisse s’y référer plus tard.

Peut-on dire que le mouvement national des Tatars de Crimée est un exemple d’islam pacifique, par opposition aux courants radicaux ?

L’expression « islam pacifique » contient déjà une contradiction, car l’islam ne peut pas être non pacifique. En revanche, la question de savoir dans quelle mesure des auteurs d’actes terroristes tentent d’utiliser l’islam est une autre question qui doit être débattue.

Ne trouvez-vous pas un peu injuste que le monde parle davantage du radicalisme et non des pacifiques Tatars de Crimée, qui ont réussi à promouvoir l’idée de liberté pour leur peuple ?

Oui, j’y vois une réelle injustice. Mais il faut nous armer de patience et tout expliquer. Une grande partie de la société ukrainienne est composée de chrétiens orthodoxes. La société russe est elle aussi majoritairement orthodoxe. On a une guerre sanglante. Par conséquent, il est nécessaire d’expliquer pourquoi cela se produit. Il leur faut créer une forme de diabolisation. C’est de là que viennent les notions de « Banderovistes » [partisans du nationaliste ukrainien Stepan Bandera], de « fascistes ». Les Ukrainiens sont diabolisés pour pour qu’il soit plus facile pour les Russes de les tuer. Et c’est ce que fait la Russie. Bien que les personnes qui se battent soient, pour la plupart, des coreligionnaires.

Dans le cas des Tatars de Crimée, la tâche est plus simple pour Moscou parce qu’ils sont musulmans, sunnites. Et les cas sont nombreux dans le monde où l’on tente de résoudre l’injustice par des moyens qui conduisent à une injustice encore plus grande : explosions, guerres… En Crimée, la lutte actuelle contre le radicalisme islamique est l’un des moyens d’écraser les Tatars de Crimée en tant que nation et de désintégrer leur résistance. Car c’est une chose de venir arrêter une personne qui réclame la liberté d’expression ou la liberté de réunion, сe n’est pas très agréable à faire. Mais lorsqu’ils viennent au domicile d’une personne et qu’ils disent qu’elle lit un livre interdit qu’ils ont eux-mêmes déposé là (et en Russie, il existe une liste de livres interdits, ce que nous ne savions pas), alors c’est un autre regard que pose la société sur ces cas.

Lorsque des Tatars sont arrêtés en Crimée parce qu’ils sont Tatars de Crimée, ils sont accusés d’être des partisans d’une prétendue « secte radicale », cela afin de détourner l’attention des sociétés occidentales.

En Occident, on parle souvent de la crainte d’un effondrement de la Russie. Vous dites que ce scénario est inévitable : si nous vainquons la Russie, cet empire doit s’effondrer.

L’existence de cet État dans ses frontières actuelles, c’est l’histoire qui se répète. Nous devons donc comprendre que dans 30 ou 40 ans, tout cela se répétera, et peut-être même sous une forme bien plus terrible.

© Serhiy Okounev / GDHK

Nous vivons actuellement une guerre qui n’aurait peut-être pas eu lieu si l’effondrement de l’URSS s’était déroulé de manière plus solide, avec des peines prononcées, des condamnations, et l’octroi de la liberté aux peuples asservis de la Fédération de Russie. Cela ne s’est pas produit, et nous sommes en guerre.

Interview : Denys Volokha, images et montage : Serhiy Okounev.


Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)

Pour en savoir plus sur le projet Voix de guerre, rendez-vous ici