Voix de guerre #6 : ma femme aurait eu 53 ans
Igor Ivanov
Propos recueillis par Denis Volokha le en novembre 2022
Photo © Denys Volokha/CHP
Igor Ivanov, un habitant de Trostyanets, [ville de l’oblast de Soumy qui comptait 20 000 habitants avant l’invasion – NdT] n’arrive toujours pas à croire que sa femme a disparu. Pendant l’occupation russe de la ville, elle a été détenue de manière inattendue, et on n’a longtemps eu aucune nouvelle d’elle. À la libération de Trostyanets, les forces de l’ordre ont réussi à trouver son corps enterré dans le sol. Selon Igor, il a été difficile de l’identifier.
Ce témoignage fait partie de « Voix de guerre », un projet associant Memorial France, Memorial Italie, Mémorial République Tchèque, Mémorial Pologne et Mémorial Allemagne autour du Groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv (Memorial Ukraine)
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Igor, pouvez-vous nous dire comment s’est déroulée l’occupation de Trostyanets ?
De façon assez soudaine. Un matin, je regarde par la fenêtre et il y a des tanks devant mes fenêtres. Nous vivons dans la rue Lunin, et à 5-6 mètres [de chez nous] – des tanks. De l’armement, des véhicules blindés, un camion-citerne. Les enfants vivaient dans une rue parallèle, et nous vivions dans une autre maison. Nous allions les uns chez les autres à travers le potager, Ni vus, ni connus. Je n’ai pas remarqué comment elle [ma femme] est sortie, je ne sais pas où elle est allée et pourquoi elle est sortie. Puis le réseau a été coupé. Il n’y a pas eu de réseau pendant trois jours. L’électricité était coupée, les relais ne fonctionnaient pas. J’ai cherché partout où je pouvais. Lorsque les troupes ukrainiennes sont arrivées, en trois jours notre service de police s’est mis à fonctionner à peu près. J’ai alors déposé un avis de disparition. Un peu plus de deux mois se sont écoulés, ils m’ont appelé, m’ont dit de venir pour l’identification.
Ils l’ont trouvé par hasard, à un cinquante centimètre sous terre. C’était difficile de l’identifier, mais il y avait des caractéristiques que je connaissais.
Votre femme avait été arrêtée ?
Oui, mais elle n’était pas la seule, je ne sais pas exactement, mais peut-être 10 à 15 personnes ont été arrêtées cette nuit-là. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Elle a reçu une balle dans la tête. Un certificat médical en atteste. Mais ce qui s’est passé exactement, seul celui qui a tiré le sait.
Où était-elle retenue ?
Au silo à grain, ici, à Trostyanets. Il y a des salles de séchage, des entrepôts de stockage du grain.
Quelle était la profession de votre femme ?
Elle travaillait dans le commerce. A cette époque, nous étions fleuristes. On cultivait des fleurs, on les vendait. Nous avions une entreprise de fleurs. Pas très grande, elle commençait juste à se développer. Mais tous les habitants de Trostyanets la connaissent ici. Elle a travaillé dans une quincaillerie pendant longtemps, aussi. Je travaillais moi-même à la station service.
Quels auraient pu être les motifs de sa détention ?
Je ne sais pas. Peut-être que c’était déjà le couvre-feu, je ne sais pas. Elle est sortie vers 16 h, et le couvre-feu commençait à 17 h, je crois. À cette époque, pendant l’occupation. Et je ne me souviens pas jusqu’à quelle heure, jusqu’à 8h00 du matin, je suppose. En général, les déplacements étaient indésirables, peut-être [qu’elle] a été retardée quelque part, je ne sais pas.
Pourquoi avez-vous décidé de rester en ville et de ne pas essayer de partir ?
J’espérais qu’elle reviendrait. J’ai attendu. Où devais-je aller ? Et où ? Ma patrie, c’est dans l’Oural. Ma mère vit là-bas. Il n’y a pas moyen d’y aller. Où ailleurs pourrais-je aller ? Je serai ici d’une manière ou d’une autre. Peut-être que les enfants reviendront. Peut-être d’ici au printemps. Ils sont en train d’être évacués. Au Nord du globe…
Comment était la vie pendant l’occupation ? Y avait-il des pénuries de nourriture, par exemple ?
Au début, nous nous déplacions pendant la journée.
Au début, semble-t-il, on se déplaçait à pied, pour qu’il n’y ait pas de problèmes.
Oui et c’était, si j’ai bien compris, des conscrits. On voyait que c’était des jeunes. Un peu plus de 20 ans. Il y en avait aussi de plus âgés. Sans doute, il y avait des spécimens particuliers : le premier jour, une voiture a été mitraillée à la gare. Pendant trois jours, elle est restée là, on n’a pas pu la récupérer pour enterrer les victimes. Ils ont été touchés par un obus tiré de nulle part, une balle perdue. On essayait de ne sortir que si c’était nécessaire, si nous devions acheter quelque chose. Les premiers jours, on pouvait encore acheter quelque chose, mais une semaine plus tard, les magasins étaient déjà ouverts, les gens avaient tout pris. Les magasins étaient déjà vides.
Est-ce qu’ils faisaient du porte à porte ?
Je ne l’ai pas su tout de suite, mais oui. Les colonnes de soldats ne faisaient que traverser la ville. C’est le 16, je crois, que les gens de Donetsk sont arrivés. Ils sont venus et ont vérifié mon passeport. Ils ont vérifié mon téléphone, les photos. Les points en hauteur étaient occupés. Par des snipers, m’a-t-on dit. Je ne les ai pas vus moi-même, mais dans le voisinage, oui, je les ai vus, oui. Ils entraient dans les maisons. Mais nous avions une situation « à l’amiable », pour ainsi dire. C’était calme. Pas de raids, je ne vais pas mentir. Dans d’autres villes, j’ai entendu dire qu’il y avait des brimades. Parfois, ils venaient et prenaient quelque chose, parce que leurs provisions étaient à sec. Et que pouvaient-ils prendre, quand tout a commencé si soudainement, les gens n’avaient pas de provisions non plus. Seulement ce qui était dans la cave : des pommes de terre, des carottes et des légumes marinés. C’est tout. Les gens ne s’étaient pas préparés à de telles choses. Ils n’étaient pas prêts.
Le groupe de défense des droits de l’homme de Kharkiv a apporté une aide matérielle à Igor Ivanov et a rassemblé les documents nécessaires pour soumettre le cas aux instances judiciaires internationales. Lors du voyage à Trostyanets, plus de cinquante personnes sont venues voir les avocats, car ils avaient perdu des proches, leur propre maison ou avaient été mutilées par des Russes.