Le Centre des droits Humains « Memorial » définitivement liquidé en appel

Le Centre des droits Humains « Memorial » définitivement liquidé en appel

Nous avons suivi l’audience en appel concernant la mise en liquidation du Centre des droits humains « Memorial » (Правозащитный Центр « Мемориал » / HRC Memorial), branche « droits humains » de Memorial).

Nous en reprenons ici le récit :

À l’entrée de la salle d’audience, les employés du tribunal notent les noms, adresses et identifient chaque personne qui entrent. « C’est juste pour nous, pour comprendre combien de gens sont venus. »

Les parties et autres participants directs sont invités à entrer dans la salle d’audience. 

La défense du Centre des droits humains « Memorial » est là :

Le public et les représentants des médias sont ensuite invités à entrer dans la salle d’audience. Celle-ci devrait commencer d’une minute à l’autre…

Le Centre des droits humains « Memorial » est représenté par Alexander Tcherkassov, les avocats Maria Eismont et Mikhail Biryukov, assistés de Grigory Vaipan. 

Oleg Orlov, membre du Conseil du Centre des droits humains « Memorial » est également présent.

La Cour entre, l’audience est ouverte. 

Elle est menée par trois juges. Côté demandeurs, trois représentants du Parquet et un représentant du ministère de la justice. La presse fait une demande d’autorisation de filmer. Memorial est pour, le parquet contre. La demande est rejetée. Seul le verdict sera filmé.

La Cour demande s’il y a des requêtes. Le bureau du procureur n’en a pas.

GRIGORY VAIPAN

Nous avons déposé un sursis à statuer.

LA COUR

Nous en discuterons en cours d’audience.

GRIGORY VAIPAN

Faisons-le maintenant, la tenue de l’audience en dépend.

LA COUR

Nous l’examinerons en premier.

Le Ministère de la Justice demande de verser au dossier ses conclusions écrites. De son côté, G. Vaipan demande que soit versé un document de la CEDH en appui de la demande de sursis. Les deux demandes sont acceptées. La Cour passe à l’énoncé des faits.

La Cour revient sur le fond du dossier : le Centre des droits humains Memorial a été plusieurs fois mis en cause pour absence de marquage « agent étranger ». Elle mentionne les avertissements émis, ainsi que les expertises linguistiques et psychologiques des publications du centre des droits humains Memorial.

Le défenseur demande l’annulation de la décision de liquidation, car non conforme aux traités internationaux : le Centre des droits humains Memorial publie de bonne foi des rapports d’activités ; les violations ne peuvent pas être considérées comme répétées ; enfin, le délai de prescription a expiré.

Le tribunal de première instance n’a pas tenu compte de l’importance et de la portée des travaux du Centre des droits humains Memorial, il n’a pas entendu les témoins.

Grigory Vaipan soumet une requête en suspension : la CEDH a pris des mesures provisoires concernant le Centre des droits humains Memorial. La Cour suprême n’en a pas tenu compte concernant Memorial International. Cependant, l’article 190 du Code administratif stipule que le tribunal est bien tenu de le faire.

Vaipan rappelle que la légitimité même de la législation sur les agents étrangers et sur l’imposition d’amendes pour non-marquage est désormais entre les mains de la CEDH.

LA COUR

Qu’est-ce que la CEDH examine exactement ?

GRIGORY VAIPAN

L’affaire Tcherkassov contre la Fédération de Russie, sur la légitimité d’imposer des amendes pour non-marquage.

LA COUR

De quelles amendes ? À quelles dates ?

GRIGORY VAIPAN

C’est indiqué dans la motivation.

LA COUR

Où en est cette affaire devant la Cour européenne ?

GRIGORY VAIPAN

Cela a commencé en 2020, la plainte a été communiquée et est à l’étude.

LA COUR

Alors, et la législation sur les agents étrangers ?

GRIGORY VAIPAN

Ce n’est pas si important pour ce procès, mais c’est en cours aussi.

GRIGORY VAIPAN

La CEDH examine également l’inscription du Centre des droits humains Memorial dans le registre des agents étrangers.

LA COUR

À quel stade en est cette affaire ?

GRIGORY VAIPAN

L’affaire Tcherkassov est communiquée. Cette affaire fait partie d’une plainte collective de plusieurs ONG.

LA COUR

Pourquoi pensez-vous que le tribunal est obligé de suspendre l’affaire ?

GRIGORY VAIPAN

Les traités internationaux priment sur les lois locales.

LA COUR

Mais pourquoi faut-il suspendre, pourquoi ?

GRIGORY VAIPAN

Les poursuites vont à l’encontre du principe d’économie procédurale.

Le parquet s’oppose à la requête : « Il n’y aura pas d’économie de procédure ici, la CEDH examine ces affaires depuis 2015. Les défendeurs interprètent de manière erronée l’article 190, il s’agit d’un droit du tribunal, pas d’une obligation. »

Un autre représentant du parquet ajoute : « La décision a été déjà prise, il n’y aura donc pas d’économie de procédure ».

Le ministère de la Justice s’oppose également à la requête. 

Les juges réfléchissent en chuchotant entre eux.

La requête en suspension est rejetée.

GRIGORY VAIPAN

Après le 24 février, il est difficile de comparaître devant un tribunal et de discuter sérieusement d’absence de marquage. Ce serait un manque de respect envers les morts que le Centre des droits humains Memorial a protégés pendant des années. Nous estimons qu’il n’est pas possible de débattre.

LA COUR

Peut-être que d’autres représentants de la défense sont prêts à répondre aux questions de la Cour ?

MIKHAIL BIRYUKOV

Je rejoins l’opinion de mon collègue.

MARIA EISMONT

Notre vie s’est tellement éloignée des questions d’absence de marquage qu’il nous est impossible d’en débattre.

LA COUR

S’il vous plaît, M. Tcherkassov. Pouvez-vous parler debout pour des raisons de santé ?

ALEXANDER TCHERKASSOV

Je soutiens ce qui a été dit. Le Centre des droits humains Memorial travaille depuis 2014 dans l’Est de l’Ukraine. Le parquet a abordé notre activité en première instance. C’est une question clé.

LE PARQUET

Nous considérons la décision du tribunal de première instance comme légale. L’absence de marquage « agent étranger » est une violation flagrante de la loi et constitue une menace pour la société. Le Centre des droits humains Memorial fait démonstration d’un manque de respect ; n’assure pas la publicité de ses activités. L’organisation fait de son mieux pour ne pas se conformer aux décisions de justice.

Le procureur lit indistinctement, mais répète essentiellement les accusations portées en première instance : gravité des violations, leur répétition.

LA COUR

Expliquez-nous pourquoi l’absence de marquage est un délit grave ?

LE PARQUET

Parce qu’elle viole les droits des citoyens à l’information sur les activités de l’organisation !

LA COUR

Pensez-vous que la liquidation est proportionnée ?

LE PARQUET

Oui, car le Centre des droits humains Memorial est engagé dans la protection juridique des citoyens, mais ne respecte pas lui-même les lois.

LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Nous sommes du même avis. Veuillez laisser le jugement inchangé.

Aucune des parties n’a de requête supplémentaire. Les débats commencent.

GRIGORY VAIPAN

Il ne s’agit pas de marquage ou d’ONG « agents étrangers ». La question est de savoir si la plus ancienne ONG russe — qui apporte assistance à de nombreuses personnes — doit continuer d’exister. Le Centre des droits humains Memorial traite les cas les plus graves de violations des droits humains. Sa liquidation est-elle proportionnelle aux manquements techniques ? Le jugement de première instance a tout chamboulé : comme si c’était Memorial qui devait prouver son droit à l’existence, et non l’accusation. Qui aidera les personnes que Memorial a aidées ? Il a publié des rapports sur les violations des droits humains dans le Caucase du Nord. Ces droits ont été violés par l’État russe. Par exemple, un rapport sur une opération de nettoyage dans le village de Novye Aldy : la CEDH a conclu que le massacre dans le village de Novye Aldy a été perpétré par des représentants des forces armées russes. En fait, Memorial a travaillé à la défense de ces personnes à la place de l’État. Le parquet a intenté ici une action en justice dans l’intérêt d’un cercle indéfini de personnes. Mais Memorial travaille dans l’intérêt de personnes bien définies : par exemple, les habitants du village de Novye Aldy. Ce procès est une honte et une tragédie.

MIKHAIL BIRYUKOV

Nous avons préparé l’appel dans des conditions complètement différentes. Tout y est, bien sûr, vrai, mais comment le renforcer aujourd’hui ? Le 3 avril, le portail RIA Novosti a publié un article appelant à la déseuropéanisation de la Russie. Dans nos conclusions en appel, nous avons montré que la demande de liquidation contrevient au 5 traités internationaux ratifiés par la Fédération de Russie. Aujourd’hui, nos arguments semblent naïfs. Mais un changement de discours public n’est pas une dénonciation des traités.

MARIA EISMONT

Il n’y a pas de mots pour dire l’horreur que nous vivons. Les mots ont perdu leur sens originel. Il est symbolique que la liquidation de la plus ancienne ONG de défense des droits humains ait lieu en même temps que les événements qu’il nous est interdit de nommer. Pas étonnant que nous n’ayons pas pu présenter de témoins ! La confusion se dissipera un jour. Le temps du repentir viendra, et quand les morts seront pleurés, on demandera : comment est-ce possible ? Pourquoi personne n’a prévenu ? Or, Mémorial a prévenu ces 30 dernières années.

MIKHAIL TCHERKASSOV

C’est la dernière audience d’une série de jugements sur nos organisations. Il est impossible de nous liquider, mais nous serons bien entendu liquidés. Qu’est-ce qui était important dans ces procès ? Par exemple, l’analyse de l’expertise, très révélatrice. Ou le procès du 22 mars sur la demande de la CEDH. Y a-t-il quelque chose à nous reprocher ? Oui. Nous n’en avons pas fait assez, nous n’avons pas pu expliquer à nos compatriotes que la lutte pour les droits et les libertés est un processus quotidien. Que la poursuite de la « grandeur » ne peut que conduire à de ternes valeurs. Aujourd’hui, ce qui nous serait demandé avant tout, c’est l’enquête sur les crimes de guerre, la lutte contre l’impunité. C’est pourquoi nous sommes liquidés. Mais même maintenant, nous avons le temps d’aller ailleurs que devant les tribunaux qui statuent sur notre liquidation — par exemple, les habitants d’Irganay ont récemment reçu une indemnisation pour leurs maisons illégalement inondées. Nous nous sommes souvent engagés dans des combats désespérés. Mais au moins nous avons essayé. Vous allez maintenant nous mettre en liquidation. Mais la protection des droits humains ne disparaîtra pas. C’est dommage que nous ayons perdu des années de vie dans ce procès en liquidation. Mais tout n’est pas dénué de sens.

LE PARQUET

Nous vous demandons de laisser inchangée la décision du tribunal de première instance.

Un autre procureur : répétition… gravité… laissez-la inchangée.

Un autre procureur (le tribunal lui demande de parler plus fort, toujours pas audible), mais soutient, évidemment. Le Ministère de la justice aussi.

La Cour se retire pour rendre une décision.

On profite de la pause pour faire un grand coucou ❤️ à celles et ceux qui sont venu·e·s soutenir Memorial :

La Cour rend sa décision :

La décision de liquidation est confirmée.


Le thread d’origine : https://threadreaderapp.com/thread/1511296687716904960.html